Haunted, Lost and Wanted – Stéphanie Solinas

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Stéphanie Solinas, L’Inexpliqué – Revenants, 2018.
Jésus enfant d’après Le Caravage, La Madone des Palfreniers, 1506, Galerie Borghèse, Rome, 60 x 80 cm

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Stéphanie Solinas, L’Inexpliqué – Revenants, 2018.
Tirage baryté argentique noir et blanc et tirage chromogéniques contrecollés sur aluminium, cadre en chêne. 120 x 160 cm.

Stéphanie Solinas

Haunted, Lost and Wanted.

Commissariat de Fanny Lambert et Valérie Fougeirol

Exposition du 6 novembre 2018 au 4 janvier 2019
PROLONGATION jusqu’au vendredi 11 janvier 2019

Dans le cadre de Photo Saint Germain 2018

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Stéphanie Solinas, L’Inexpliqué – Revenants, 2018.
Volume noir, Villa Médicis, Rome, 30 x 40 cm

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Stéphanie Solinas, L’Inexpliqué – Revenants, 2018.
Torse de Jésus d’après Lorenzo Costa, Christ à la Colonne, 30 X 40 cm

This like a dream
Keeps other time
And daytime is
The loss of this,
For time is inches
And the heart's changes
Where ghost has haunted
Lost and wanted.

WH. Auden, This Lunar Beauty, avril 1930(1)

Vue de l’exposition. ©Benoit Fougeirol

Stéphanie Solinas – Haunted, Lost and Wanted

Attraper la peau du spectre à la fois désiré et perdu(2) ; celui que l’on croit voir, que l’on voudrait voir tout au moins mais qui échappe à la raison et au tangible. Voilà ce à quoi nous invite l’œuvre de l’artiste Stéphanie Solinas. Embarquer pour une expédition au delà des croyances et se demander où nous sommes ? Ou plutôt où en sommes-nous ? Telle une gigantesque enquête dont la forme s’apparenterait à un jeu de piste à l’échelle du globe. En vaste territoire, cette quête au creux de la démarche de l’artiste distille indices et énigmes sur son chemin. Chaque « projet » ou « ensemble » intitulé Déserteurs, Le Pourquoi Pas ? et plus récemment L’Inexpliqué est comme une balise qui contiendrait de multiples tiroirs, nous faisant progresser tantôt vers un point cardinal, tantôt vers un autre — de l’Islande aux Headlands de Californie, en passant par Rome et la Villa Médicis où elle a été pensionnaire cette année. De ces contrées ataviques, suivant les signes un à un, elle rapporte enregistrements, rites et légendes. Des miracles et des fantasmes provenant d’obédiences et de dieux divers, et qui, une fois les protocoles actionnés, se mêlant les uns aux autres, finissent par se mouvoir en intrigues.

L’œil alerte et écarquillé, le doigt tendu (Montrer, regarder, voir, 2014–2017), comme ces gestes de l’attention (Adtentio) à l’origine latine(3 ) que Stéphanie Solinas reprend et redistribue à travers L’Inexpliqué sur des médailles — deviennent incitation à interroger ces croyances dans leur diversité, sans jamais en livrer une vision close. Une façon de pousser l’acuité et de tordre le cou aux évidences et aux préceptes. Pouvons-nous réellement nous fier à ce que nous voyons ? semble dire en sous-titre chacune de ses pistes.

À travers ces apparitions et autres Revenants, c’est aussi la peau de la photographie qui se trouve dans le viseur, et, afin de faire se rejoindre l’un et l’autre bout, l’envisager elle aussi, comme une relique à échelle 1. L’utilisation de la chambre de Sainte Thérèse, prêtée par le Musée Nicéphore Niepce à l’artiste, a conduit la révélation des Revenants. Ces apparitions sous voiles de grands formats sont montrées pour la première fois, ainsi qu’une partie de L’Inexpliqué. Une Sainte Thérèse qui n’est pas étrangère à ces images, puisque qu’elle est convoquée par deux fois. C’est bien en effet à Sainte Thérèse de Lisieux, sainte apparemment photographiée plus qu’aucune autre, que cette chambre photographique aurait appartenue. De l’autre côté, la figure de Sainte Thérèse d’Avila (XVIe siècle) et son voile d’extase (d’après une sculpture du Bernin) semblent nous inviter à la dévotion. Voile, long cette fois, que l’on retrouve dessinant une silhouette fantomatique tenant entre ses mains une photographie du Christ(4).

Les forces en présence ici, et elles sont nombreuses, agissent comme dans une lutte avec le visible et nous ramènent inexorablement à nos conditions. Elles sont là pour nous rappeler nos ignorances de ce qui est par essence, et n’est pas pour les yeux. Un schiopetto(5) en clin d’œil est sans doute là pour nous faire voir ce que nous ne savons pas voir : l’invisible, l’intangible, l’inexpliqué… Mais comment les histoires nous reviennent-elles du passé ?

À travers les figures mythiques et les symboles qui servent de référents, l’imagerie issue de rites religieux chrétiens et païens traverserait, dans une sorte de grand écart, le passé jusqu’au futur. Car c’est dans un va-et-vient entre temps anciens (images archaïques) et nouveaux possibles de l’avenir (intelligences artificielles6) que Stéphanie Solinas déploie elle aussi à sa manière, une « vision cosmologique du monde »7 et de ses croyances. La constellation du Serpentaire par exemple, dite aussi Ophiuchus (qui n’est autre que la 13e constellation du zodiaque) est le point d’ancrage qu’elle a choisi pour ce travail récent. Invoquant autour de cette figure d’homme portant un serpent à bout de bras les héros et martyrs de Sainte Thérèse, Saint Janvier et son miracle de la liquéfaction du sang, Galilée et sa relique en doigt8, l’artiste boucle les boucles, tressant les signes entre eux. Les cartes sont brouillées et les esprits se rejoignent autour du motif du serpent, représenté à plusieurs reprises dans la série. Omniprésent dans l’histoire de la peinture et la sculpture, notamment dans ce tableau de Caravage dont elle a extrait un détail, l’amphisbène a le pouvoir d’évoquer aussi bien la médecine curative, le pouvoir et ses forces sinueuses, l’ombre qui progresse. La puissance du symbole ne s’est donc pas logée là par hasard.

On pense à Aby Warburg, iconologue et spécialiste de la Renaissance, et à son Rituel du Serpent(9). La référence à Warburg est intéressante ici car elle nous permet de faire concourir le motif du reptile et sa circonvolution avec l’intention de l’artiste qui, à travers ce nouveau chapitre souhaitait « revisiter les représentations » à travers le photographique en « rejouant les choses sculptées et en se débarrassant » de cette même représentation(10).

L’observation des rituels Pueblos permet à Warburg de comprendre ce qui « conduit à l’écriture symbolique en images »11. La cérémonie des Hopis, explique-t-il, consistait en une danse durant laquelle le serpent venimeux vivant est tenu dans la bouche. « Dans leur perspective mythopoétique » indique L. J. Koerner, le serpent est l’éclair qui produit les orages : dompter le serpent, c’est maîtriser la pluie. » Et par conséquent, donner la vie. « Le serpent, ajoute-t-il, était un symbole efficace et, comme tel, il accomplit le travail de la culture »(12). Ces pratiques magiques païennes conduisent également Warburg par le biais des symboles, à identifier une représentation de l’évolution car, après le motif de l’escalier représentant le mouvement dans l’espace, le serpent annelé, lui, devient « le symbole du rythme du temps »(13).

Si Warburg éclaire la piste symbolique, Michel Foucault relie la question de l’invisible des pays féeriques (cf. récit des elfes son incarnation par Tomas Lemarquis dans la vidéo Les gens cachés, 2014–2017) à la notion de ce qu’il nomme « corps incorporel »(14). Un pays « où l’on est visible quand on veut et invisible quand on le désire »(15). En face se présente un autre pays, celui des morts ou « une utopie faite pour effacer les morts »(16) et auquel appartiennent les momies et les gisants : « ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre dans les cimetières »(17) qui mènent à un corps « nié et transfiguré ». Or, la transfiguration n’est-elle pas l’un des vecteurs de toute croyance ?

Des langages (gestes) aux présences invisibles, des apparitions (Revenants, 2018) aux disparitions réincarnées (Déserteurs, 2008–2013), les corps physiques ou immatériels oscillent ici, si l’on s’appuie sur la théorie du philosophe, entre un corps qui « est le contraire d’une utopie »(18), le nôtre, et un corps dit « incorporel ». C’est dans le voyage de la pensée voguant d’un récit à l’autre que l’esprit subsiste. La pensée circulaire est ce qui reste dans cet entre deux, entre le corps et l’esprit. Elle tient du miracle (Miracolo, 2018) et se fond parmi les croyances pour que toujours, notre regard vacille.

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Fanny Lambert, Co-commissaire de l’exposition

1 — WH. Auden, This Lunar Beauty, avril 1930, in W.H. Auden – Selected Poems, selected and edited by Edward Mendelson, Vintage International, seconde réédition, 2007, pp.17-18, strophe extraite du recueil.

2 — Et auquel nous faisons référence à travers ce vers d’Auden : Where ghost has hauntedLost and wanted.

3 — Gestes aujourd’hui encore pratiqués par les napolitains.

4 — Seul connu jusqu’à présent, le cliché aurait été réalisé par une soeur lors d’une apparition.

5 — Le schiopetto figure parmi les gestes inventoriés par l’ethnographe d’origine napolitaine Andrea de Jorio au courant du XVIIIe siècle.

6 — Croyances qui seront abordées lors d’un projet à venir en lien avec la Silicon Valley.

7 — Aby Warburg, Le Rituel du serpent : récit d’un voyage en pays pueblo, Éditions Macula, 2015, p.66

8 — Le physicien Galilée aurait réalisé une démonstration des changements des cieux à l’aide du majeur de sa main droite. La relique est aujourd’hui conservée au Musée de Galilée à Florence.

9 — Issue à l’origine d’une conférence donnée à la Clinique Ludwig Binswanger (Bellevue) à Kreuzlingen le 21 avril 1923, Le Rituel du Serpent : récit d’un voyage en pays pueblo rend compte d’un long voyage mené aux Amériques notamment auprès des communautés Hopis. De ce séjour, l’historien de l’art rapportera croquis et carnets de notes des rituels auxquels il assista. Le Rituel du serpent est l’un des ouvrages majeurs de l’iconologie et de l’histoire de l’art récente.

10 — Propos extraits d’une conversation avec l’artiste en juillet 2018 à la Villa Médicis.

11 — Ibid., p.64.

12 — Terminologie de l’historien Leo Joseph Koerner issue de la préface de l’ouvrage, Ibid.

13 — Ibid., p.71

14 — Michel Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique, 1966. L’utopie première selon Foucault, « la plus indéracinable dans le coeur des hommes, c’est l’utopie d’un corps incorporel ».

15 — Ibid., « Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, et bien, c’est le pays où les corps se transportent aussi vite que la lumière. C’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair. C’est le pays où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant. C’est le pays où l’on est visible quand on veut, invisible quand on le désire.

S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. »

16 — Ibid., « Il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps, cette utopie, c’est le pays des morts. Ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne — les momies après tout qu’est ce que c’est ? Et bien c’est l’utopie du corps nié et transfiguré — la momie c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur le visage des rois défunts — utopies de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreurs des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux, les gisants, qui depuis le Moyen Âge prolonge dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus. »

17 — Ibid., « Il y a maintenant de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. Et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu. »

18 — « Mon corps, c’est le contraire d’une utopie », in Ibid.

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